Terres d’exil

LES MIGRANTS

A travers mon livre, beaucoup de lecteurs ont découvert le nom de pays dont ils ignoraient l’existence ou ne situaient pas bien. Ils m’ont demandé à quoi ressemblaient ces contrées plus ou moins lointaines et de diffuser sur mon site les photographies des lieux et des personnes qui m’y avaient le plus marqué et que je cite dans mon ouvrage.

Voici donc un court voyage illustré dans mes terres d’exil.

Je dédie ces quelques photographies à tous les migrants anonymes, mes compagnons inconnus qui marchent vers l’inconnu au moment même où j’écris.

Selon les définitions classiques, je suis depuis mars 1996 un émigré français immigré à Antigua, puis en Belgique, à Jersey, en Irlande et en Suisse avant d’émigrer enfin à Oman.

Au cours de huit années de cavale (de 1996 à 2003), j’ai parcouru, la plupart du temps sans papiers authentiques, plus de 35.000 kilomètres et franchi une trentaine de fois les frontières d’une quinzaine de pays.

. Nous sommes comme cela des millions dans le monde, sautant de frontière en frontière pour les raisons les plus variées, émigrant ou immigrant au gré des circonstances. Je préfère donc nous qualifier de « migrants » : des hommes dont on a coupé les racines, ou qui ont décidé de les arracher, ou y ont été forcés, et qui vont et viennent, s’en vont, reviennent, en quête éperdue d’un port d’attache où se fixer enfin.
Rares sont les migrants volontaires. Ils fuient la pauvreté, l’oppression, la solitude, à cause de la couleur de leur peau, de leur religion, de leurs convictions politiques, ouvertement ou en secret. Illégalement ou non. Avec ou sans papiers. Tranquillement ou la peur au ventre. Avec ou sans métier. Avec ou sans argent. Seuls ou non. Leur migration est un combat pour la vie, avec toujours au fond du coeur le fol espoir d’un retour au pays natal.

Qu’ils parlent ou non la langue du pays où ils échouent, ils devront s’adapter, s’ « intégrer » comme on dit, et ça n’est jamais facile.
Parce qu’un migrant, voyez-vous, un étranger, une sorte d’envahisseur, un colon en guenilles, mais un colon quand même, une pièce apportée et même pas rapportée, ça doit forcément faire mine d’aimer le pays d’accueil.

Tenez, l’Irlande, paraît-il, c’est la patrie des poètes. Oui. Ceux qui y passent quelques jours de vacances. Mais peu de poètes séjournent six ans dans la Verte Erin…

Là-bas, puisque je n’avais pas le choix, je m’étais habitué à ne parler qu’anglais, ne lire que la presse anglophone, habitué même au climat épouvantable, à l’humidité permanente, à la cuisine si fade que je m’étais astreint à apprendre à cuisiner moi-même ; perdu dans le Mayo, le comté le plus sauvage d’Irlande, l’extrême pointe de l’Europe, j’avais abandonné tout contact avec le monde scientifique. A mes amis, je vantais l’odeur incomparable du feu de tourbe. Six ans durant, je me suis acharné à regarder avec affection les vaches et les moutons dans le blanc des yeux. Et j’avais fait mine de me satisfaire de cette vie : que pouvais-je faire d’autre ?
Peu à peu, île après île, je suis devenu un homme balkanisé, éparpillé. J’ai laissé des parcelles de mon âme un peu partout, des fragments d’amitié, des lambeaux d’amour, des ébauches de racines à Antigua, à Jersey, en Irlande et ailleurs.

Où donc finirai-je ma vie en paix, un jour ?
Et d’ailleurs, me laissera-t-on la paix, un jour ?
Pour toujours ?

Pas drôle, d’être migrant…

Le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako (1) souligne bien combien la géographie est peu importante pour les migrants. Il y voit d’ailleurs la source d’un profond malentendu avec les Occidentaux : « D’un côté, en Occident, on a l’impression que l’immigration est une ruée massive, irréductible ; de l’autre, c’est un individu qui part, avec ses rêves et son courage. Le vrai parcours, ce sont les exilés anonymes. Le seul monument sur lequel j’irais me recueillir, ce serait, comme vous avez celui du soldat inconnu, un monument à l’exilé anonyme. »

(1) Le Monde, 21 mai 2002

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